Au Burkina Faso, la crise sécuritaire a provoqué le déplacement de 2,062 millions de personnes dont 58% d’enfants de février à mars 2023 selon le rapport de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (ONHCR) publié le 31 janvier 2024. Si les adultes font preuve de résilience en restant dans les zones rouges, nombre de parents préfèrent « sécuriser » leurs enfants dans des foyers coraniques dans les villes relativement stables. Malheureusement, ces lieux d’apprentissage spirituels cachent un revers d’exploitation cité au 2ème rang des types de financement du terrorisme.
« J’aime apprendre l’arabe. Mais pas la mendicité ! », confie Aboubacar le lundi 2 décembre 2024 à Bobo-Dioulasso. Âgé de 10 ans, la vie de cet enfant a été chamboulée après l’attaque terroriste qui a endeuillé son village situé dans la commune rurale de Solenzo. Après leur forfait, les terroristes avaient enjoint aux survivants de « disparaître de là ». Pour mettre ses enfants à l’abri d’un éventuel massacre, le père de Aboubacar a bradé deux de ses bœufs. Les miettes issues de cette transaction à la hâte ont permis d’inscrire ses deux fils aînés dans un atelier de formation professionnel situé dans une ville voisine. Aboubacar à son tour sera transporté à moto à Bobo-Dioulasso par son oncle. Au départ, il n’était pas particulièrement enchanté. Pour l’appâter, son père lui a fait croire qu’il y retrouvera ses amis. Mais une fois dans la ville de Sya, il s’est rendu compte de la supercherie. « Sur le champ, j’ai constaté qu’il n’y avait ni d’amis, ni de connaissances. Je me suis retrouvé seul … », se rappelle-t-il. L’allure peu soignée de la trentaine de gamins et les boîtes de tomates dispersées à même le sol ne l’ont pas non plus rassuré.
Des mineurs et des « dettes » de plusieurs millions
Aboubacar s’est réfugié dans le déni. Jusqu’à ce que le bizutage l’extirpe de ses illusions. « Tu vas prier le matin, apprendre le coran, aller et mendier en ville. Tu devras ramener entre 500 et 600 francs par jour », explique le maître coranique. Mais après lui, un autre son de cloche se fait entendre lui intimant cette fois-ci, de verser plutôt la somme de 750 francs. Cette voix-là est celle de Ladji, le fils aîné du maître qui lui sert également de suppléant. Il n’oublie pas de mettre le nouveau venu en garde. « Il faut éviter de flâner au bord du goudron. Parce que ces derniers jours, la police a commencé à rafler les garibous. Il faut donc cibler les domiciles ! », alerte-t-il.
Au nombre de 34, les mineurs embarqués dans ce foyer en vue d’une formation spirituelle doivent rapporter au moins 25 500 FCFA par jour, soit 765 000 francs par mois et plus de 9 millions de francs CFA par an. Leurs recettes mensuelles équivalent à 17 fois le SMIG au Burkina Faso. En deux ans (temps minimal d’apprentissage), la cohorte de 34 garibous rapportera au moins 18 millions à ce foyer coranique.
“Garibou !”, ce dernier mot a sonné comme une gifle dans les oreilles de Aboubacar. Devenir mendiant est un statut vil dont il n’avait jamais rêvé. Ses gros yeux rougissent et sa voix tremble brusquement à la narration de cette partie. « C’est la partie qui m’a le plus blessé. Être garibou, ce n’est pas bon. Souvent les gens te méprisent…, c’est honteux ! », insiste-t-il. Mais pris au piège, il est tombé dans ce cercle dégradant qui a enregistré plus de 5 300 enfants au Burkina en 2010 selon le Coordonnateur régional du Groupe de travail de la protection de l’enfant (GTPE) Lassina Konaté.
Les enfants du maître sont épargnés
Dans ce système d’exploitation, les enfants du maître bénéficient également de l’apprentissage de la religion, même s’ils sont exemptés de la mendicité. Mais, ce privilège ne les empêche pas de réclamer leurs parts dans les recettes des autres.
Aboubacar a une idée vague du temps nécessaire pour apprendre et maîtriser les 114 sourates du coran qu’il appelle « Aguibiri ». Par contre, la question de la « rançon » lui a été bien clarifiée. S’il arrive qu’un enfant passe une journée peu fructueuse, il est chargé de rembourser le reste de sa « dette » le lendemain en sus du montant journalier. Mais si ce manque à gagner persiste, on lui prête une mauvaise foi. Il est alors puni par des coups. « Chaque coup est estimé à 25 francs CFA. Avec 100 francs de manque à gagner, tu reçois 4 coups de courroie sur le corps », affirme-t-il. Par contre, s’il arrive qu’un enfant ramène de l’argent équivalent à plusieurs jours de dettes, le maître lui permet de prendre ses vacances en fonction du nombre de jours que le montant couvre.
Infections récurrentes, automédication…
Seule la maladie peut éviter aux enfants de quémander. Sur ce plan, les cas de maladie infectieuses, traitées par l’automédication, sont récurrents dans ce milieu. En moins d’un mois, Aboubacar a été témoin d’une série de cas. « Ça vaut plus de dix fois que certains sont tombés malades. Ils se plaignaient tous de maux de ventre. Il y en a un même qui est mort. Ses parents ont dit que c’est la volonté d’Allah », dévoile-t-il.
Volonté divine
La volonté d’Allah est régulièrement évoquée par les acteurs de la mendicité. C’est d’ailleurs au nom de cette même volonté que Sahara Traoré honore cette pratique en donnant régulièrement des « petits jetons » aux mendiants qu’elle croise sur son chemin. « En Islam la mendicité est permise aux personnes sinistrées. Comme dans le cas des Personnes déplacées internes (PDI) qui sont de plus en plus nombreuses en ce moment », illustre-t-elle en citant le verset 2 : 177 de la Sourate Al Bakara.

Le président de l’Association autonome des maîtres coraniques Aboubakar Badini évoque lui aussi des références coraniques. Notamment la Sourate 93, verset 8 à 10. Pourtant, même s’ils abordent la question de la mendicité, lesdits versets « 8 Ne t’a-t-il pas trouvé pauvre ? Alors, il t’a enrichi. 9 Quant à l’orphelin donc, ne le maltraite pas. 10 Quant au demandeur, ne le repousse pas » n’indiquent pas une autorisation expresse de sa pratique comme on le voit dans les foyers coraniques.
Oustaz Badini n’oblige pas ses apprenants à mendier l’aumône. Néanmoins, il perçoit une part de leurs gains pour éviter que l’argent donné par bonté ne soit utilisé à mauvais escient. « Je ne fixe pas de ration journalière à ramener. Cependant, j’ai fini par accepter une part symbolique des recettes. Parce que certains enfants s’en servaient pour déconner. Il y a eu par exemple le cas d’un mineur qui utilisait l’argent de la Sadaka pour draguer les filles. Un autre a eu l’idée de s’offrir un jeu d’allumettes au moment où nous n’avions même pas de pétrole pour alimenter nos lampes », confie-t-il. Cette résolution lui rapporterait seulement 2500 ou 3000 francs CFA chaque vendredi.
« J’ai pris le décor »
Venu de Koro, localité située dans la Boucle du Mouhoun, Daouda âgé de 15 ans s’est lui aussi retrouvé entre les mains d’un marabout à Bobo-Dioulasso : « Je n’ai pas eu besoin de consignes particulières pour tendre la main et dire « Allah garibou ! Fissabidoulah ! Quand j’ai vu les autres mendier, moi aussi j’ai pris ma boite. Et j’ai pris le décor », relate-t-il d’un air désabusé.

Tonguoudé Sondé, déplacé interne vivant au secteur 5 de Tenkodogo est conscient de la souffrance liée à la mendicité. Autrefois, il avait de meilleurs plans pour sa famille et projetait même d’inscrire ces enfants à l’école classique. Malheureusement, confie-t-il le dimanche 22 décembre 2024, une attaque terroriste à Ouargaye l’a obligé à prendre une décision difficile. « C’est l’excès de misère qui m’a fait envoyer mes enfants de 7 et 4 ans dans un foyer coranique. Je voulais un meilleur avenir pour eux. Mais, je me sens impuissant. Je supplie le gouvernement de nous aider à sortir de cette misère. », gémit-il d’une voix étranglée en essayant de retenir ses larmes.
Un cas flagrant !
Au Tribunal de grande instance de Bobo-Dioulasso, le juge des enfants Yaya Belem cite la mendicité parmi « les cas d’exploitation les plus flagrants ». Et pourtant, les dossiers y afférents se retrouvent « très rarement » sur sa table. Parce qu’en la matière, « il y a beaucoup d’implications. Au Burkina si on veut lutter contre cette pratique, ça touche vraiment les foyers coraniques. Et cela peut ressembler à une attaque vis-à-vis de ces foyers », dit-il.
Mais, le code pénal de 2019 est clair. La pratique de la mendicité, tout comme l’exploitation de la mendicité d’autrui, est interdite. Plusieurs types de sanctions sont d’ailleurs prévues pour les auteurs et acteurs de ces infractions. « La loi punit d’une peine d’emprisonnement de 6 mois à 2 ans et d’une amende de 250 milles à 3 millions de francs CFA, quiconque ayant autorité sur un mineur, l’expose à la délinquance ou le livre à des individus qui l’incitent ou l’emploie à la mendicité. La loi précise que lorsque ces faits-là sont l’œuvre des parents, le tribunal peut prononcer la déchéance de l’autorité parentale », rappelle le Yaya Belem.

La législation est tout aussi stricte à l’endroit des maîtres coraniques qui instaurent cette pratique dans leurs foyers. « La loi punit également celui qui exploite la mendicité d’autrui. C’est-à-dire ceux qui envoient les enfants dans la rue ; ils vont aller mendier, et quand ils vont revenir, vous prenez les fruits de leur mendicité. Donc là, vous les exploitez carrément. La loi punit ce type de comportement d’une peine d’emprisonnement de 1 à 10 ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 milles à 2 millions de francs CFA », précise le juge des enfants.
Une préoccupation sous-régionale
Au-delà du Burkina, le phénomène touche plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest. Suite à une communication présentée par le Centre pour les droits de l’homme de l’Université de Pretoria et la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme à la 23ème session de l’Union africaine (UA) tenue le 15 avril 2014 à Addis-Abeba en Ethiopie, le Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant (CAEDBE) a rendu une décision contre l’Etat défendeur du Sénégal. Le rapport des demandeurs avait dénombré au moins « 100 000 enfants âgés de 4 à 12 ans dans des écoles coraniques appelées daaras » au mépris des dispositions légales en la matière. Ladite décision portait sur plusieurs points dont le retrait immédiat des enfants de la rue et la coopération de l’Etat sénégalais avec l’Union africaine et les agences des Nations unies comme l’UNICEF pour leur mise en œuvre.
Une année plus tôt, en octobre 2013, le rapport du Groupe d’action financière (GAFI) intitulé « Financement du terrorisme en Afrique de l’Ouest » étalait la mendicité au 2ème rang des cas de typologie. (Page 22. Cas 2.3). Après avoir sonné l’alerte, le 2ème point des recommandations du GAFI portait sur « la surveillance efficace des activités des mendiants dans les rues ». (Page 40).
Contacté le mardi 11 février 2025, l’ancien contrôleur général et Directeur général de la Police nationale du Burkina, Paul Sondo, par ailleurs auteur du livre « De la mendicité aux opportunités ou aux enfers », a lui aussi évoqué entre autres, la nécessité d’extraire les jeunes du cercle des mendiants afin d’affaiblir les sources d’alimentation des terroristes en ressources humaines. Car, « si on part du fait que les sujets favorables à l’enrôlement sont les désœuvrés et des personnes ayant des difficultés de se procurer des moyens de vie, on comprend aisément quels sont les facteurs favorables », dit-il.
« Tous les pouvoirs qui se sont attaqués à nous sont tombés !»

Nous avons rencontré la fondatrice du Centre d’accueil Casa espérance maison refuge (CACEMAR) Da Silva Réjane Kologo le 12 décembre 2024. Elle qui a dû rendre courant 2010-2011, des enfants talibés âgés de 11 et 6 ans à leur maitre coranique malgré les preuves de torture se réjouie du dispositif juridique qui manquait autrefois. « Le jour du rendez-vous, les enfants étaient tellement bien soignés que j’étais convaincue que l’action sociale allait me confier leur garde. Malheureusement, ça n’a pas été le cas… Quand les enfants partaient, j’ai vu dans leurs regards comme un appel au secours qui disait : aidez-nous, aidez-nous ! », confie-t-elle. Aujourd’hui encore, elle trouve que la dimension religieuse et les considérations paranormales qui entourent la question de la mendicité offrent toujours la part belle aux maîtres coraniques. « Les ONG ne sont pas aux mêmes pieds d’égalité que les maîtres coraniques. Nous sommes au 2ème, 3ème, voire 4ème rang après eux », regrette-t-elle.
Les maîtres coraniques aussi ont conscience de leur influence. Et Aboubacar Badini l’illustre par « l’histoire ». « Nous servons la cause de Dieu, Dieu est avec nous. De Sankara à Roch, tous les pouvoirs qui se sont attaqués à nous sont tombés », affirme-t-il. Ajoutée à l’épisode malheureux d’une ancienne ministre du Burkina, ces témoignages ont de quoi intimider les éventuels aspirants au personnage de Keba Daboye de « La grève des battu » de l’écrivaine sénégalaise Aminata Sow Fall.
Aminata SANOU
NB : Pour des raisons de sécurité, les noms des mendiants ont été modifiés.
Avec l’accompagnement de la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO) et de l’Office des nations-Unis contre la drogue et le crime (ONUDC)
Encadré 1
Sous-traités également dans les champs
Cette campagne agricole, Daouda a travaillé 2 mois contre un salaire de 10 000 francs CFA, un paiement en dessous de la norme de 60 000 mille francs CFA, selon le président de l’Union des sociétés coopératives de production de manioc du Houet Gerard Sanou.
Entre l’apport numéraire d’environ « 12 000 francs CFA et des besoins mensuels estimés à plus de 500 000 francs CFA », Aboubacar Badini a sa solution toute faite. « Nous produisons des céréales. Lorsqu’ils finissent de travailler sur mes superficies, je les confie à d’autres exploitants qui rémunèrent leur participation avec des vivres. », explique-t-il.
Aminata SANOU
Encadré 2
Mendiants sous surveillance
Après la prière du vendredi 13 décembre 2024, des enfants répartis en groupuscules de 5 ou 6 personnes se baladent dans les environs de la grande Mosquée de Dioulassoba. A priori, ils n’ont pas l’impression de se connaître. Mais à l’heure du déjeuner, ils se rassemblent par vingtaine autour d’un plat de tô qu’ils dégustent à la minute. Le plus curieux, c’était le comportement suspect d’un duo qui s’apparente à des gardes secrètes. Composé d’un homme et d’une jeune dame, l’un prenait et reprenait le rang devant la vendeuse de nourriture sans rien acheter. A chaque fois que son tour de se faire servir arrivait, il simulait un appel téléphonique pour se retirer. Mais toujours avec un regard subtilement dirigé vers les mouvements des enfants. L’autre jouait à la vendeuse de fruits. Lorsque nous avons commencé à échanger avec l’un des mendiants, notre intrusion a suscité la colère du duo qui nous a asséné d’un interrogatoire houleux avant de se fondre dans le reste de la foule avec la troupe. Selon des témoins interrogés sur place, ils étaient venus tous ensemble à bord d’un tricycle.
Aminata SANOU